La nouvelle génération n’a plus envie de courir après la “carrière de rêve”, les “side projects”, les “morning routines” et autres injonctions à l’auto-amélioration. Non, on veut juste s’en sortir sans s’épuiser. Et si, au fond, dire “j’ai la flemme”, c’était notre façon de dire “j’en ai marre de jouer le jeu” ?

Le capitalisme moderne adore la vitalité. Il faut “se dépasser”, “oser”, “garder la flamme”. Même quand on est vidé, on nous dit de “recharger nos batteries”, comme si on était des smartphones. Résultat, on confond énergie vitale et performance continue. La flemme, dans ce contexte, devient un bug dans le système. C’est la panne volontaire, le moment où tu décides de ne plus répondre aux mails à 22 h, de laisser ton manager en “vu”, ou de t’allonger sur ton canapé à midi un mardi, sans raison valable. Et franchement, c’est peut-être le geste le plus radical que tu puisses faire aujourd’hui.

Le concept n’est pas nouveau. En 1880, Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, écrivait Le Droit à la paresse. Il y dénonçait déjà le culte du travail comme forme d’aliénation. Sauf qu’à l’époque, les ouvriers bossaient 14 heures par jour dans les usines. Nous, on s’auto-exploite dans des open spaces climatisés ou sur Slack, à force de vouloir “bien faire”. Lafargue aurait adoré Twitter. Son “droit à la paresse” est aujourd’hui recyclé en mèmes, en TikToks sur la slow life ou en posts “je n’ai rien fait du week-end et c’était génial”. Mais derrière le second degré, il y a une vraie fatigue politique. Celle de devoir toujours produire, du contenu, des émotions, de la productivité.

Sur Internet, la flemme a muté en esthétique. Des comptes comme @restisresistance ou @anticrush parlent de “radical softness”. Des hashtags comme #BareMinimumEnergy ou #QuietQuitting se multiplient. Ne pas donner 100 % devient cool. Ne pas répondre tout de suite, ne pas faire d’effort, ne pas s’excuser d’être fatigué, tout ça devient une posture culturelle. C’est le soft power du rien. Même les marques commencent à s’y mettre, pub de matelas militant, campagne “ne faites rien aujourd’hui” : la paresse devient bankable. Mais derrière la récup marketing, il y a un fond vrai, on n’a plus envie de lutter pour survivre à sa propre vie.

Revendiquée, la paresse n’est pas un renoncement. C’est une forme de conscience, celle de dire “non, je ne vais pas me tuer pour prouver que je mérite d’exister.” C’est aussi une manière de reprendre la main sur son temps, ce que le sociologue Hartmut Rosa appelle “la résonance”, le fait de ralentir pour ressentir à nouveau. En d’autres mots, arrêter de scroller, de produire, de simuler, juste pour se reconnecter à soi. La flemme devient donc un outil de survie mentale dans une société qui nous veut disponibles, enthousiastes et rentables. C’est la zone neutre entre le burn-out et la désertion.

On a glorifié l’ambition, le dépassement, la persévérance. Et si la prochaine étape, c’était la nonchalance consciente ? Faire moins, mais mieux. Être au ralenti, mais présent. Parce qu’au fond, ce n’est pas la flemme qui tue, c’est la pression de devoir sans cesse prouver qu’on ne l’a pas. Alors oui, revendiquer la paresse, c’est politique. C’est dire non à la vitesse, non à la compétition, non à l’auto-surveillance. C’est accepter de vivre sans tout maîtriser, sans tout rentabiliser. Et peut-être que, dans cette lenteur, on retrouvera enfin le goût de vivre, entre deux siestes, évidemment.