Pendant ce temps, nos systèmes de protection sociale continuent de reposer sur une idée d’un autre siècle : celui qui travaille finance la solidarité. C’est ainsi que la santé, les retraites et le chômage sont payés par les cotisations sur les salaires. Un principe simple, hérité de l’époque où l’emploi salarié était la norme et où la croissance se mesurait à la sueur humaine.

Mais voilà : dans un monde où les machines produisent l’essentiel de la valeur, le travail humain devient rare. Et quand le travail disparaît, c’est tout le modèle social qui vacille. Moins de salariés, c’est moins de cotisations. Moins de cotisations, c’est moins de protection. Le lien entre emploi et droits sociaux, qui semblait évident, se délite peu à peu.

L’ombre d’un système à bout de souffle

La France, comme la plupart des pays développés, finance sa protection sociale à plus de 60 % par les cotisations liées au travail. Ce système a tenu bon grâce à la croissance et au plein emploi des Trente Glorieuses. Mais aujourd’hui, face à la robotisation et à l’automatisation des tâches, il se fissure.

Les économistes ne sont pas d’accord sur l’ampleur du phénomène. Certains affirment que la technologie créera autant d’emplois qu’elle en détruira ; d’autres, plus pessimistes, estiment que le travail humain deviendra marginal. Quoi qu’il en soit, la tendance est claire : la part du capital dans la valeur ajoutée augmente, tandis que celle du travail recule. Les machines travaillent, mais les machines ne cotisent pas.

Faut-il taxer les machines ?

C’est la proposition qui revient régulièrement, popularisée notamment par Bill Gates : faire cotiser les robots. L’idée est simple : si une entreprise remplace cent salariés par des machines, elle doit contribuer autant que si elle les avait gardés. Une “cotisation robot”, en somme, pour financer la solidarité.

Ses partisans y voient une question de justice : la productivité a explosé grâce aux technologies, mais les bénéfices se concentrent dans les mains d’une minorité. Il serait légitime que la collectivité en récupère une part. Ses détracteurs, eux, redoutent un frein à l’innovation. Taxer les robots, ce serait, selon eux, punir le progrès.

En réalité, la question n’est pas tant de savoir si on doit taxer les robots que sur quoi on veut baser la solidarité : sur le travail, ou sur la richesse globale produite, quelle qu’en soit la source.

Repenser le lien entre revenu et activité

C’est ici qu’entre en scène une autre idée : le revenu universel. Versé à chaque citoyen, sans condition, il garantirait une sécurité matérielle de base, indépendamment de l’emploi. Financé par l’impôt, les gains de productivité ou la taxation du capital, il permettrait à chacun de vivre dignement dans une société où le travail ne suffit plus à assurer la subsistance.

Longtemps perçu comme une utopie, le revenu universel fait désormais l’objet d’expérimentations sérieuses en Europe et dans le monde. Ses défenseurs affirment qu’il libérerait les individus des emplois contraints et leur permettrait de se consacrer à des activités socialement utiles : le soin, la culture, la formation, l’engagement citoyen. Ses opposants y voient un risque d’assistanat et une dérive budgétaire impossible à financer.

Mais le débat dépasse la simple question économique. Il touche à une interrogation plus profonde : si le travail ne structure plus nos vies, qu’est-ce qui le fera à sa place ? Pendant deux siècles, la valeur sociale d’un individu s’est confondue avec son activité professionnelle. Demain, il faudra peut-être apprendre à exister autrement, par ce qu’on crée, ce qu’on apprend, ce qu’on partage.

Et si nous devenions tous co-propriétaires des machines ?

Plutôt que de taxer les robots, certains imaginent de partager leur propriété. Pourquoi laisser quelques multinationales capter la totalité de la richesse produite par l’automatisation ? On pourrait créer des fonds publics ou coopératifs détenant des parts dans les entreprises les plus automatisées, redistribuant ensuite les dividendes à la population.

L’idée n’est pas si farfelue. La Norvège le fait déjà avec son fonds souverain, alimenté par les revenus du pétrole, qui profite à tous les citoyens. Demain, un “fonds de la robotisation” pourrait jouer le même rôle : transformer les gains technologiques en dividendes sociaux.

Ce modèle aurait un mérite : il alignerait les intérêts de la collectivité et ceux du progrès. Plus la technologie serait performante, plus la société dans son ensemble en bénéficierait.

Vers un nouveau contrat social

Au fond, la question n’est pas de savoir si les robots doivent payer nos retraites, mais comment repenser la solidarité dans une économie où le travail n’est plus le socle du lien social. Le modèle du XX? siècle reposait sur la production et l’emploi ; celui du XXI? siècle devra reposer sur la redistribution et la participation.

La protection sociale de demain ne sera plus un simple mécanisme de compensation, mais un pilier de cohésion. Elle devra garantir à chacun la sécurité économique nécessaire pour vivre, apprendre, créer et contribuer autrement.

La révolution technologique qui s’annonce pourrait être la plus grande opportunité de progrès social depuis la création de la Sécurité sociale. À condition de ne pas la subir.

Les machines ne se fatiguent pas, mais elles ne se montrent pas solidaires non plus. Il nous appartient donc d’inventer cette solidarité à leur place.

Alors oui, peut-être qu’un jour, les robots paieront nos retraites. Et si c’est le cas, ce ne sera pas par bonté mécanique, mais parce que nous aurons décidé, collectivement, que le fruit du progrès appartient à tous.