Des vies plus longues, plus sûres… mais pas forcément plus sereines
En 1985, la France comptait Mitterrand à l’Élysée, Coluche sur les ondes, et un magnétoscope dans un foyer sur trois. Quarante ans plus tard, elle affiche une espérance de vie de plus de 82 ans, contre 74,5 ans à l’époque. Le confort s’est généralisé, l’accès à la santé et à l’éducation s’est étendu, et le pays a connu une véritable révolution des droits : égalité hommes-femmes, mariage pour tous, fin du service militaire, libertés accrues.
Objectivement, nous vivons mieux. Pourtant, selon l’Insee, la satisfaction moyenne dans la vie plafonne toujours autour de 7,2 sur 10, le même score qu’il y a dix ans… et à peine supérieur à celui observé dans les années 1980.
Autrement dit, le bonheur n’a pas suivi le rythme du progrès. Comment expliquer qu’un pays plus riche et plus libre qu’hier ne soit pas plus heureux ?
Le parfum d’un optimisme perdu
Dans la France des années 1980, le mot « avenir » faisait rêver. L’informatique s’annonçait comme une promesse, l’Europe se construisait, et la croissance donnait le ton. D’après le CREDOC, près de 80 % des Français se disaient alors confiants dans l’avenir.
Quarante ans plus tard, la confiance s’est érodée : un sondage Ifop 2024 montre que seuls 44 % des Français se disent optimistes, même si 78 % se déclarent heureux dans leur vie personnelle.
Le sociologue Jean Viard résume ce basculement :
« Dans les années 1980, on croyait au progrès. Aujourd’hui, on en bénéficie encore, mais on n’y croit plus. »
Le bonheur d’hier baignait dans un climat d’espoir collectif. Celui d’aujourd’hui se vit davantage à l’échelle individuelle, parfois à contre-courant d’un pessimisme ambiant.
Plus riches, mais pas plus heureux
Le paradoxe a un nom : le “tapis roulant hédonique”. Ce concept de psychologie économique, formulé par Richard Easterlin, explique que l’humain s’habitue très vite aux améliorations de sa vie.
Une fois un certain confort atteint, la hausse des revenus ou la technologie ne suffisent plus à accroître le bonheur.
En quarante ans, le PIB par habitant a doublé, mais la satisfaction de vie n’a presque pas bougé. Comme si chaque progrès matériel élevait aussitôt nos attentes.
« Le bonheur ne dépend pas tant de ce qu’on possède que de ce qu’on espère », rappelle la sociologue Dominique Méda. « Et nos espérances ont explosé depuis quarante ans. »
Un bonheur plus intime, moins collectif
Les années 1980 étaient celles du café du coin, du voisin qu’on connaissait par son prénom, de la télévision commune. Le bonheur se partageait dans la sphère publique. Aujourd’hui, il est plus intérieur, plus psychologique et plus fragile.
Selon une enquête Ifop 2024, un quart des Français déclarent se sentir souvent seuls, contre environ 10 % dans les années 1980. L’individualisme, la mobilité et le numérique ont créé une société plus libre, mais aussi plus fragmentée.
« On a gagné en autonomie, mais perdu en enracinement », souligne Dominique Méda. Résultat : la qualité des relations sociales, un des piliers du bien-être, s’effrite, même si le niveau de vie n’a jamais été aussi élevé.
Les jeunes, entre liberté et anxiété
S’ils sont plus diplômés, plus connectés et plus ouverts que leurs aînés, les jeunes Français semblent plus anxieux que jamais. Les enquêtes CoviPrev de Santé publique France indiquent qu’un jeune sur trois présente des symptômes dépressifs ou anxieux. Un record.
Les causes ? La précarité de l’emploi, la crise du logement, l’urgence climatique et la pression de l’image sur les réseaux.
« Le bonheur de la jeunesse s’est digitalisé : il dépend du regard des autres », observe la psychiatre Marie-Joëlle Grosbois. « Mais les comparaisons permanentes abîment l’estime de soi. »
À l’inverse, les seniors, longtemps considérés comme les moins heureux, se déclarent aujourd’hui plus satisfaits que les moins de 30 ans. Un renversement générationnel qui illustre le malaise des temps modernes.
La nostalgie, une émotion nationale
Alors pourquoi ce sentiment tenace que « c’était mieux avant » ? Les psychologues y voient un biais de mémoire : nous idéalisons notre passé, en oubliant ses difficultés. Mais aussi une réaction à la complexité du monde contemporain.
« La nostalgie n’est pas un mensonge, c’est un refuge », analyse le psychiatre Serge Tisseron. « Elle nous aide à donner du sens à un monde qui change trop vite. »
Autrefois, la trajectoire d’une vie était prévisible. Aujourd’hui, elle se réinvente en permanence. Ce mouvement permanent, synonyme de liberté, génère aussi un stress inédit.
Et maintenant ?
Sommes-nous plus heureux qu’avant ? Les faits disent non. Mais ils ne disent pas non plus que nous soyons plus malheureux. Nous vivons mieux, mais plus vite, et cela change tout.
Le bonheur d’aujourd’hui est moins collectif, plus intérieur ; moins triomphant, plus lucide. Il ne s’évalue plus en biens, mais en temps disponible, en relations solides, en sens donné à nos vies.
« Le défi du XXI? siècle ne sera pas d’avoir plus, mais de vivre mieux », résume Jean Viard.
La France de 2025 n’a pas perdu le bonheur. Elle l’a transformé. Il ne se crie plus dans les rues comme dans les années 1980, il se cherche dans le calme, la lenteur, les liens. Peut-être que, dans quarante ans, nos enfants diront à leur tour : « C’était mieux avant. » Et, qui sait, ils n’auront peut-être pas tort.
Sources principales :
Insee, Enquête SRCV (2010–2024) • Eurobaromètres 1980–2000 • World Happiness Report 2024–2025 (ONU) • Ifop, Baromètre du bonheur et de la solitude 2024 • Santé publique France, CoviPrev • CEPREMAP, Observatoire du bien-être 2023–2024 • Dominique Méda (La Mystique de la croissance, Flammarion) • Jean Viard (Le triomphe d’une utopie, Éd. de l’Aube) • Serge Tisseron (L’intimité surexposée, Ramsay).








